[Droits culturels] Les Clameuses – Essai de test d’humanité par Jean-Michel Lucas

Les Clameuses

Essai de test d’humanité

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Le projet « Les Clameuses » concerne un « groupe de 35 femmes, habitantes des quartiers prioritaires de la Ville de Clichy-sous-Bois ». Il est « porté et accompagné » par la Compagnie de création « l’île de la Tortue », implantée aux Pavillons-sous-bois.

http://liledelatortue.fr/portfolio/les-clameuses/

La note d’intention du projet 2021, rédigée par la Compagnie, précise que ces « femmes ont, durant une année, poussé les portes de 3 théâtres publics de leur département (la MC 93, le Théâtre de la Commune et le théâtre Louis Aragon) pour découvrir une palette de spectacles choisis en comité de sélection, les chroniquer et programmer l’un des spectacles en partenariat avec la salle de diffusion de leur ville l’Espace 93 ».

Il est aussi précisé que le projet a donné lieu à la réalisation et à la diffusion de 4 podcasts publiés comme des chroniques sonores et véritable récit de l’aventure et de l’engagement de ces femmes hors du commun ». Ce qui fait dire à Télérama qu’avec « Les Clameuses », on a à faire à des « critiques pas comme les autres ».

La réussite de ce projet est telle que l’intention, pour 2021, est « d’aller plus loin ».

J’ai cru bon de réagir à la présentation du projet sur Facebook et, après un échange avec la Compagnie, j’ai proposé, dans un esprit de reconnaissance mutuelle, de soumettre le projet « Les Clameuses » à un test d’humanité, une sorte d’anti-test qui conduit à s’interroger sur l’apport du projet à une société plus humaine.1

Pour être plus précis, le test d’humanité questionne les possibilités pour les personnes d’être mieux reconnues comme des êtres d’humanité, libres et égaux aux autres, en dignité et en droits, contributeurs de notre humanité commune !

Ce test d’humanité se compose de cinq tamis auxquels je vais maintenant soumettre le projet « les Clameuses ».

Premier tamis : l’humanité est -elle un enjeu ?

Le premier tamis est élémentaire : il pose une question ; « Est ce que votre projet se sent concerné par l’enjeu de faire un peu mieux humanité ensemble ?

Au pied de la lettre, je constate que ce n’est pas une préoccupation revendiquée ouvertement par le projet.

Pourtant, en cherchant un peu, je vois bien que l’enjeu d’humanité compte. Le mot apparaît dans le projet #PHONE de la Compagnie où il est souligné qu’il a été « le fruit d’une extraordinaire aventure humaine ».

De plus, de nombreuses expressions confirment que l’intention de faire humanité ensemble est bien présente, par exemple, quand il s’agit, avec le projet « Les Clameuses », de « marcher ensemble sur les chemins de cette aventure d’égale à égale ». L’intention d’être attentif à l’humanité des participantes au projet est sincère.

J’ai, ainsi, le sentiment que le premier tamis est passé, toutefois je prends la précaution d’interroger les personnes impliquées dans « Les Clameuses » : « Pourquoi le projet ne revendique-t-il pas, explicitement, l’enjeu d’humanité qu’il semble vouloir porter ? »

– Vous avez raison. Il conviendra de le préciser à l’avenir car l’enjeu d’humanité est évidemment au coeur de ce projet.

Deuxième tamis : Quelles actions pour rendre le projet plus humains ?

Le deuxième tamis pose une nouvelle question : puisque l’enjeu d’humanité est présent, même en sous-main, quelles sont les actions « concrètes » qui participent à rendre le projet plus humain ? »

A lire le dossier de présentation du projet, la réponse ne laisse planer aucun doute. Elle est donnée par la liste des activités proposées aux personnes du groupe « Les Clameuses ». Il y a les spectacles fréquentés, les chroniques réalisées, un spectacle programmé, ainsi que des séances « photos » et des podcasts.

Toutes ces actions semblent bien avoir une valeur d’humanité par elles-mêmes. On entend, par exemple, que les spectacles ont été sources de plaisir, que les pièces ont été riches car elles « parlent de beaucoup de choses » ; « Débriefer » les spectacles a été « passionnant » et a permis « d’ouvrir les yeux ». On entend, aussi, que programmer des spectacles a conduit « Les Clameuses » à gagner en visibilité ; à devenir des « stars » qui vont « rivaliser avec les professionnels de la programmation ». Elles sont même devenues des « découvreuses de talents » et des « ambassadrices culturelles » ayant la responsabilité « publique » de « bien choisir pour leur ville ».

On entend, certes, des doutes comme pour la pièce programmée – « Les Frustrées » inspirée de Claire Bretécher – où l’actrice devrait « mettre un short plutôt qu’une culotte » sur scène ! Pour autant, je n’ai noté aucun moment mal vécu.

C’est plutôt l’inverse : dans la description du projet et les podcasts, tout va bien. Toutes les activités des « Clameuses »sont de « bonnes actions » ! Ce qui est cohérent avec l’ambition de « L’île de la Tortue » de réaliser des « projets inclusifs et participatifs ».

Je sais que, pour beaucoup de personnes, de telles activités rendent la société plus humaine. Toutefois, le test d’humanité est plus prudent : il n’accepte pas que la valeur d’humanité soit attribuée si facilement à des « actions », en passant par-dessus les personnes ! Prenez le roman le plus génial, on peut être tenté d’affirmer qu’il traduit le meilleur de ce que l’humanité a produit. Pourtant, il n’y a aucune bonne raison de croire que tous les êtres humains partageront le même avis sur cet œuvre ! Aucune action ne saurait imposer sa valeur d’humanité à toute la famille humaine.2 Chaque personne doit rester libre d’apprécier si, pour elle, une activité lui rend la société plus humaine !

Le test d’humanité ne peut donc se satisfaire de la liste des actions ; il doit vérifier si chaque personne a trouvé sa place pour manifester sa liberté de jugement. La personne a-t-elle pu disposer du droit de dire la valeur qu’elle accorde – ou non- aux activités auxquelles elle a pris (sa) part ?

Troisième tamis : la personne a-t-elle eu son mot à dire ?

Un troisième tamis s’impose ; il prend la forme de cette interrogation : « Comment les personnes ont -elles eu leur mot à dire dans le projet et ses activités ? ». « Au-delà des pratiques « d’aller au théâtre », « d’en discuter » ou de « programmer », de quels droits chaque personne a-t-elle pu disposer pour attribuer sa propre valeur d’humanité aux différents moments du projet « Les Clameuses » ?

Cette interrogation sur le droit de chaque personne n’est pas une option ; c’est une exigence incontournable car il ne peut y avoir de sincères relations d’humanité si la personne n’est pas reconnue dans sa liberté et sa dignité ; elle ne peut être contrainte au silence ; elle doit pouvoir exprimer son humanité aux autres.

Comme le dit une personne dans les podcasts : « Je m’exprimais quand j’étais jeune mais ce n’est pas pour ça que je me libérais ». Faire droit à la personne d’être libre et digne est nécessaire puisque c’est la première exigence de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.3

Le test d’humanité oblige à partager la question : le projet « Les Clameuses » apporte-t-il sa contribution à cette ambition d’humanité de faire droit et place à des personnes libres et dignes.

La réponse me semble être positive sur les six points que voici :

Réponse positive N°1 au test d’humanité : l’affirmation des droits culturels

En premier lieu, l’intention est là : j’ai saisi que « l’île de la Tortue » entendait favoriser le droit de chaque personne « de prendre part à la vie culturelle » 4. La Compagnie veut « porter ce projet, qui s’invente toutes ensemble dans le respect des droits culturels de chacune ».

Les droits culturels sont affirmés. On comprend vite qu’il s’agit par-là de favoriser l’accès des personnes aux arts du spectacle. Le projet s’organise pour que « Les Clameuses » puissent devenir des spectatrices ou des critiques d’œuvres artistiques ; on devrait dire « puissent prendre leur part à la vie artistique ».

Toutefois, les droits culturels des personnes ne s’arrêtent au monde des arts ; ils sont pleinement intégrés à l’ensemble des droits humains fondamentaux. Chaque personne, avec sa culture, doit pouvoir être considérée comme un être humain libre et digne contribuant à faire humanité avec les autres, pas seulement à travers le théâtre ! Le test d’humanité pose alors la question : « Les porteuses du projet « Les Clameuses » ont-elles l’ambition d’accepter toutes les conséquences des droits culturels qu’elles veulent promouvoir ?

Les documents du projet ne donnent pas ouvertement la réponse. Pourtant, la lecture que j’en ai faite m’a convaincu qu’il n’y avait d’objections à accepter les droits culturels dans toutes leurs dimensions.

On le voit dès les premières rencontres avec les personnes engagées dans le projet.

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Réponse positive N°2 : une mise en relation respectueuse des personnes libres et dignes

Le projet résulte d’une négociation entre la Compagnie et des personnes habitant le quartier pour savoir ce qu’il est possible de « bien » faire ensemble.

Toutes les personnes concernées ont exprimé leur liberté : « Lorsqu’il y a deux ans, un petit groupe de femmes est venu nous trouver pour nous demander d’inventer avec elles un projet. Il a fallu nous déplacer, accepter de prendre le temps d’une autre logique que celle de la production de spectacle vivant, pour répondre à cet appel ». Le projet n’était pas écrit d’avance ; seule, la discussion a permis de mettre d’accord des libertés qui, avant d’en parler ensemble, ne se seraient pas rencontrées.

Le projet « Les Clameuses » résulte de cette conciliation entre des libertés différentes ; il met en relation des personnes qui s’engagent volontairement dans un projet d’interactions entre leurs cultures. Il a été négocié sur la réciprocité des apports de chaque personne tant de la Compagnie que du « groupe de femmes ». L’esprit de coopération l’emporte, conduit à des ajustements des souhaits individuels et conduit à un projet où toutes les personnes exercent leur liberté de prendre leur part à la vie culturelle, dans le respect des libertés des autres.5

Ce moment de la mise en relation est culturel en lui-même. En effet, il répond à la définition de la « culture » pour les droits culturels : il a permis à chacune des personnes d’exprimer leur humanité.6

Pour le test d’humanité, cette phase de mise en relations d’humanité est fondamentale, elle n’est pas préparatoire à une action culturelle à venir ; elle est en soi un moment d’interactions entre différentes manières de donner sens à son existence ; même s’il n’y a pas encore eu de spectacles à voir ou de programmation à faire !

Je reconnais que cette définition de la culture n’est pas facile à comprendre pour les partenaires financiers de tels projets, même si elle est inévitable pour tout projet respectueux des droits culturels des personnes.

Réponse positive N°3 : la Compagnie est une ressource pour les personnes

L’accord entre ces volontés libres a établi la mission de « ressources » de la Compagnie pour le groupe de femmes. Ainsi, la Compagnie n’est pas une structure dominante imposant sa loi, ses codes et ses règles de conduite (et de distinction) ! La Compagnie est une ressource qui veille à être à la disposition des personnes.

Le temps de la négociation est évidemment essentiel pour établir précisément le contour de ce rôle de « ressource » que remplit la Compagnie pour les personnes.

Avec le regard des droits culturels, je dois être plus précis : la Compagnie est une « ressource » au sens où elle rend « disponibles » et « accessibles » des biens et services (le spectacle, la photo, l’écrit.), d’une manière qui est « acceptable » pour les personnes et « adaptée » à leur situation.

Ces quatre exigences de la relation (disponibilité, accessibilité, acceptabilité, adaptabilité) font partie des conditions nécessaires pour que le projet respecte les droits culturels des personnes. 7

Je crois avoir perçu que ces conditions étaient remplies dans la négociation entre la Compagnie et les personnes du groupe « Les Clameuses ». Pourtant, je n’ai trouvé aucun de ces mots clés dans le descriptif.

Je préfère donc être prudent et demander confirmation : « Les parties prenantes au projet ont-elles des objections à cette interprétation de leur relation en termes de ressources (disponibles, accessibles, acceptables, adaptables), ?

– Nous n’avons aucune objection à ce que vous énoncez ici. Vous avez raison de souligner l’importance de faire apparaître ces mots-clés dans le descriptif du projet.

Réponse positive N° 4 : le droit à une relation d’accompagnement

La Compagnie a négocié une responsabilité consistant à accompagner, à sa demande, le « groupe de femmes ».

Pour les droits culturels, cette demande d’accompagnement est parfaitement légitime. Elle fait partie des droits culturels en tant que « droit de chacun − seul, en association avec d’autres ou au sein d’une communauté − de rechercher et de développer des connaissances et des expressions culturelles et de les partager avec d’autres, ainsi que d’agir de manière créative et de prendre part à des activités créatrices »

J’ajoute que cet accompagnement par la Compagnie consolide le droit culturel des personnes de « participer à la création des expressions spirituelles, matérielles, intellectuelles et émotionnelles de la communauté ».8 en l’occurrence de la communauté des « Clameuses ».

Ces observations sont importantes car on lit, ici ou là, pour les dénigrer, que les droits culturels signifient que « les gens » feront ce qu’ils veulent en foulant aux pieds le savoir des experts. Bien au contraire, il est conforme à leurs droits culturels, que « Les Clameuses » décident de faire appel à des professionnelles de la création artistique qui, justement, ont la connaissance approfondie (experte) du milieu professionnel du spectacle vivant !

Il s’agit, donc, moins, comme le dit la Compagnie, de sortir « d’une dynamique sachantes / novices » que de déterminer, entre des volontés libres (et dignes), quelles responsabilités les unes confient aux autres ; celles de la Compagnie est d’ouvrir des chemins vers les milieux professionnels des arts ; celles des personnes du groupe « Les Clameuses » de respecter les engagements d’aller aux spectacles, de les chroniquer, de les programmer … n’étant pas moindres pour la réussite du projet.

– Merci pour cette précision, tout à fait pertinente et bien plus précise pour décrire la démarche des parties prenantes de ce projet.

Heureusement, cette négociation des responsabilités s’est bien conclue : comme l’écrit, à sa façon, la Compagnie : « Et, en vérité, cela a été facile. Parce que chaque femme devenue Clameuse l’a choisi et s’est engagée avec conviction et avec force à porter ce projet dans la joie, avec beaucoup de rires, de chants et de débats passionnants. »

C’est dire une nouvelle fois que la première étape de la mise en relation est cruciale pour parvenir à un accord solide d’accompagnement qui répartit les responsabilités réciproques, dans le respect de la liberté et de la dignité des personnes.

Pour mener ce projet d’accompagnement, ensemble, on devrait alors parler de solidarité des unes vis à vis des autres puisque chaque personne est solidairement indispensable à la réussite du projet.

Mais le descriptif du projet ne mentionne pas le mot. J’interroge donc les parties prenantes sur leur volonté d’introduire cet enjeu solidaire dans la conduite du projet ? (sachant que cet enjeu serait le bienvenu au titre des droits culturels dont la finalité est bien de « faire humanité ensemble ».)

– Vous avez raison. Nous souhaitons toutes introduire l’enjeu de solidarité dans la conduite du projet. Et cet enjeu est bel et bien effectif avec, par exemple, certaines Clameuses prenant en charge la traduction de la langue maternelle au français lorsque l’une des participantes souhaitent exprimer son point de vue en développant des arguments précis mais qu’il lui manque quelques mots de français. Avec aussi, la préparation de plats à partager ensemble, lors de certaines de nos réunions ou la confection d’écharpes d’ambassadrices des Clameuses …

Réponse positive N° 5 : un accompagnement de qualité

Un cinquième point consolide l’approche par les droits culturels : l’accompagnement a été de qualité.

J’ai noté que le groupe de femmes qui a sollicité la Compagnie, avait un passé et que chacune de ces personnes avait suivi un parcours singulier. Chacune avait, déjà, participé à des « sorties culturelles » dans leur quartier. Toutes avaient, auparavant, emprunté des chemins élargissant leur liberté. J’ai bien entendu : « On veut continuer à se battre pour que l’on nous entende ».

En conséquence, on ne peut pas se satisfaire des stéréotypes sociaux des quartiers prioritaires qui assignent toute femme à être « complexée », « invisible », « silencieuse », comme j’ai cru le lire ! Avec les lunettes des droits culturels, on préfère regarder les parcours singuliers et prendre en compte chaque personnalité, pour que l’accompagnement puisse se dire de qualité.

D’ailleurs, c’est bien ainsi que le « groupe de femmes » s’est présenté à la Compagnie : elles se sont regroupées pour « aller plus loin ».  Elles attendaient donc un accompagnement qui soit à la hauteur de leur appel à plus de libertés.

Avec les droits culturels, on dira que cet accompagnement négocié a été de qualité parce qu’il a conduit chaque personne à élargir sa liberté effective de faire des choix en matière de spectacles vivants. Chaque personne s’est, aussi, dotée de nouvelles capacités, inaccessibles auparavant, en discutant avec la Compagnie des choix de spectacles à voir, en allant au spectacle, en contribuant à la discussion collective sur l’intérêt de ces spectacles, en échangeant avec des professionnels pour programmer un spectacle, etc…Chacune des personnes est engagée sur des chemins émancipateurs, chacune a élargi son « pouvoir d’agir », du moins par rapport au projet négocié de mieux maîtriser les codes, clés et savoirs du monde professionnel du spectacle vivant.

Je crois pouvoir dire que l’accompagnement a été bénéfique au sens des droits culturels. Il répond à la volonté de rendre concrète la « relation de parenté interculturelle productive qui s’établit lorsque différents groupes, minorités et communautés peuvent librement partager le même territoire ».9

Réponse positive N° 6 : le respect de la liberté d’expression artistique

Je dois aussi mettre l’accent sur une autre dimension des droits culturels qui n’apparaît pas explicitement dans la description des « Clameuses » mais qui est essentiel pour l’humanité du projet. Il s’agit de la liberté d’expression sous une forme artistique qui, au titre des droits culturels, doit, impérativement, être respectée, protégée et mise en œuvre ; on doit affirmer que, pour l’humanité, cette liberté a une valeur universelle. 10

On sait que l’île de la Tortue revendique sa liberté de pouvoir s’exprimer artistiquement sous forme de créations de spectacles, reconnues par leurs pairs ; elle se refuse à « faire de l’animation ».

Dans la phase de mise en relation, la Compagnie s’interroge ; l’équipe se demande si un accompagnement sur l’année des « Clameuses » est compatible avec sa détermination de développer des « créations ». Toutefois, nul ne lui impose de renoncer à son activité de création. La Compagnie fait un choix libre d’accompagner « Les Clameuses » ; sa liberté d’expression n’est pas entachée par une quelconque pression, par exemple, des financeurs.

De surcroît, la relation avec Les « Clameuses » s’est précisée durant l’année ; une suite est envisagée. J’observe, alors, que la liberté d’expression artistique revient au centre du projet « d’aller plus loin ». « Il s’agit donc toujours, pour les Clameuses, d’investir l’espace public numérique, en additionnant au média sonore utilisé précédemment, la possibilité du dessin, du graphisme, de la photographie, de la vidéo et du texte. La plate-forme numérique des « Clameuses »sera donc un support technique et un objet artistique à part entière, pour écrire et partager le récit de leur trajectoire. » La liberté d’expression artistique concerne maintenant les personnes parties prenantes des « Clameuses ». Elle renforce la cohérence du projet avec les exigences des droits culturels ; elle élargit sa valeur d’humanité, sans que, nécessairement, cette liberté d’expression artistique aboutisse à ce que les pairs appellent « une création » !

J’espère que les parties prenantes se reconnaîtront dans ces avancées des droits culturels… car il est temps maintenant d’en saisir les limites. Le test d’humanité demande, en effet, de passer par un quatrième tamis qui exige que la personne, dans toutes ses dimensions, soit au centre des préoccupations.

Quatrième tamis : la personne dispose-t-elle de tous ses droits humains fondamentaux

Il me faut d’abord indiquer que les droits culturels des personnes ne se limitent pas à l’accès aux spectacles ou aux œuvres artistiques, pour la bonne raison que la définition du mot « culture » est très différente de nos habitudes : faire culture pour la personne, signifie « exprimer son humanité » aux autres et donner sens à sa vie. La personne exprime son humanité avec tout ce qu’elle est et espère être : ses manières de marcher, de manger, de parler à ses enfants, de faire des signes ou de travailler ; avec, aussi, ses croyances, ses convictions, ses peurs, ses traditions. comme avec ses émotions artistiques. On devrait dire avec sa vie entière, réelle ou rêvée et « les significations qu’elle donne à son existence et à son développement » !11

Par conséquent, le test d’humanité s’intéresse à la personne dans son devenir global. Il se tourne vers elle et lui demande si, avec sa manière d’exprimer son humanité, elle a pu obtenir un logement, un emploi, un cadre de vie, acceptable et adapté au sens qu’elle veut donner à sa vie ! Tout autant, le test d’humanité s’ouvre aux possibilités réelles de la personne de se former, d’accéder à des enseignements pour elle et ses enfants, de participer à des activités qu’elle a librement choisies ou d’exprimer ses opinions sans être rejetée par d’autres….

Autrement dit, les droits culturels ne sont pas enfermés dans les seuls plaisirs procurés par les arts. Ils obligent à entrer en relation avec la personne pour apprécier avec elle comment sa culture, c’est à dire sa manière d’exprimer son humanité, est une source ou un obstacle pour le développement de sa liberté d’agir en toute dignité, mais en veillant au respect de la liberté et de la dignité des autres êtres d’humanité…

Avec « Les Clameuses », ces questionnements du test d’humanité ne sont pas abstraits. Tendons l’oreille vers les podcasts, on entend nettement ces enjeux de développement de la personne digne et libre.

L’enjeu de dignité : un combat culturel

Je pointe, par exemple, la préoccupation des personnes de voir respecté leur choix de vie. Un passage des podcasts illustre bien l’enjeu de dignité, au sens d’être reconnu comme une personne à part entière, sans être assignée à un rôle imposé par les autres.

Une personne s’étonne qu’on lui demande tout le temps de quel homme dépend sa vie (père, frère, mari, etc.…) ou de quel pays elle vient. Elle refuse d’être ainsi coincée par des liens imposés, d’être enfermée dans un rôle écrit d’avance. Elle dit fermement :« je suis moi, je veux qu’on s’adresse à moi ». Elle veut tenir sa dignité de sa propre personnalité c’est-à-dire des choix libres qu’elle a faits pour être elle-même, sans être inféodée à d’autres.

Une telle exigence de dignité est fondamentale pour le test d’humanité. Elle exprime le refus d’être stigmatisée et elle est manifestement bien partagée par les autres personnes du groupe : « sous le foulard, il y a un cerveau » répond une personne à une journaliste qui semblait croire que des femmes voilées ne pouvaient guère exprimer leur humanité (leur culture) en allant au théâtre !

Ainsi, respecter les droits culturels des personnes nécessite une vigilance de tous les instants pour éviter que la personne ne soit enfermée dans les pièges des stéréotypes, qui la condamnent à être…. ce qu’elle n’a, pourtant, pas décidé d’être !

A cet égard, je voudrais, avec bienveillance, demander à toutes les parties prenantes de relire cette partie du dossier où les personnes engagées dans « Les Clameuses » sont associées à des « habitants de ZUS », « femmes souvent invisibilisées », à « la mobilité réduite », développant un complexe face aux institutions administratives mais aussi culturelles, se sentant incapables de s’y adresser ou considérant que ces lieux ne sont pas faits pour elles. Leur parole n’est pas entendue. »

Si les personnes subissent, sans résistance, sans négociations possibles, ces jugements de la part des autres, le projet fait l’impasse sur la dignité des personnes. Il a beau être généreux, il impose ses « bonnes » valeurs aux personnes, avant même que l’histoire ne commence.

– Vous avez tout à fait raison de souligner cette partie du dossier. Ce sont des phrases que nous avons écrites pour rentrer dans les « cases » d’un financement de l’ANCT : le Contrat de Ville. Mais elles nous gênent. Nous ne les avons jamais réellement assumées, et vous nous apportez un éclairage qui va nous permettre de modifier notre discours. D’autant plus qu’en discutant de cela il y a quelques mois avec les membres des Clameuses, Houda nous a dit : « Non mais c’est vrai, on n’est pas que des Misérables ! » (en faisant référence au titre du film de Ladj Ly).

Vous avez bien saisi l’enjeu très fort de dignité qui traverse ce projet. Il est important que dans l’écriture du dossier nous y veillions.

Pour prolonger cette réflexion, je voudrais signaler le texte du père Wresinsky « Culture et grande pauvreté » qui montre bien les dégâts d’une relation où la personne n’est pas reconnue avec sa culture, c’est à dire avec le sens qu’elle donne à son existence.

En revanche, j’ai eu l’impression que, pour affirmer leur dignité, les personnes, parties prenantes des Clameuses, se revendiquent elles-mêmes comme des « femmes ». Il m’a semblé qu’elles affirmaient leur appartenance de genre comme un choix libre de leur part. J’ai même eu le sentiment que ce choix de s’appeler « groupe de femmes » apportait du sens à leur vie et permettait de mieux exprimer leur humanité, c’est à dire, leur culture, au sens de la définition donnée de la culture rappelée plus haut. D’ailleurs, on entend la personne chargée de prendre les « femmes » en photo, souligner le coté bénéfique de la « sororité » : « Elles sont toutes belles ».

L’enjeu de dignité est culturel !

Se libérer pour s’élever

Tout projet respectueux des droits culturels des personnes soulève aussi des exigences de liberté. « Les Clameuses » n’y manquent pas.

J’ai, par exemple, entendu plusieurs fois, que, pour les personnes, les activités organisées par le projet ont été des moments de « libération ». Une personne déclare « qu’elle s’est élevée » et une autre confirme ce chemin émancipateur : « Pendant longtemps, quand je voulais faire une remarque à mon mari, les mots ne sortaient pas ». Maintenant, elle est autonome dans ces décisions.

On entend, aussi, que le projet a été l’occasion d’apprendre des « connaissances nouvelles » et cet acquis est si fort qu’il pourrait être problématique pour l’environnement de la personne ; une « clameuse » dit en riant : « maintenant, elle connaît trop de choses », comme si, au regard de son passé, « en savoir trop » allait entraîner des représailles du vieil ordre établi !

On pourrait reprendre, minute par minute, les podcasts, on trouverait, à mon sens, partout, à chaque respiration, des mots exprimant l’aspiration à devenir une personne de plus en plus capable de s’extraire des dominations qui pèsent sur la vie quotidienne. Au-delà du droit d’aller au théâtre, c’est plutôt le droit au développement de sa liberté, dans toutes les dimensions de sa vie, qui importe. C’est bien l’espoir premier des droits culturels. Ce que dit clairement Meyrem à sa façon : « J’ai trouvé la pièce excellente. C’est toujours bon de montrer que le combat des femmes pour leurs droits n’est pas terminé. ».

On le lit, aussi, dans les témoignages qui font clairement apparaître que la vie antérieure a été « dure », pour certaines personnes ; une vie manifestement oppressante et destructrice de liberté et de dignité. Il leur a fallu trouver des ressources pour venir en France, se séparer du mari, de la famille restée là-bas, pour faire humanité autrement, pour donner un autre sens à leur existence. Au sens propre des droits culturels, on dira qu’elles voulaient « faire culture » autrement.

A mon sens, l’écoute de la Chanson de Fairuz est très éclairant, car, avec pudeur mais détermination, les personnes rappellent qu’elles ont réussi à dépasser le monde ancien où l’espoir étant sans vie, comme l’indique la chanson où l’être aimé ne viendra plus jamais ! Certes, les « you- you » si spontanés marquent

« l’attachement » aux récits d’humanité venus d’avant ; mais les temps prochains se dessinent par des « arrachements » où la personne affirme une autre culture, une autre manière de faire humanité ensemble :  ça a été dur, très dur » mais maintenant le sourire et la bonne humeur sont là dans « ce projet porté dans la joie, avec beaucoup de rires, de chants et de débats passionnants ».12

Je voudrais être certain d’être bien compris : j’ai le sentiment que la dimension culturelle du projet « Les Clameuses » ne tient pas, uniquement, aux relations avec les arts. Il ne me semble pas que les personnes aient envisagé de consacrer leur vie – leur humanité plutôt – à devenir elles – mêmes des professionnelles consacrant tout leur temps à voir des spectacles, à les chroniquer, à les programmer… (même s’il n’y a pas de raisons de s’étonner, comme le fait Télérama, que ce soit possible en territoires délaissés !). L’enjeu culturel, comme enjeu de mieux exprimer son humanité, touche, plus sûrement, la globalité de la vie de la personne.

Je préfère le vérifier en posant la question aux participantes du projet « Les Clameuses : « Sommes-nous d’accord pour considérer que l’élargissement de la liberté et de la dignité des personnes s’est joué au-delà des relations d’humanité établies avec le milieu professionnel du théâtre ? »

– Oui. Nous sommes tout à fait d’accord.

Des droits culturels encore trop limités

La réponse positive à la question signe la limite du projet : certes, les personnes ont bénéficié de conditions favorables pour élargir leur liberté effective …d’aller aux spectacles. Mais on ne sait rien du reste de leur humanité. Ont-elles pu accéder à un logement qui lui offrirait plus de libertés de faire des choix de vie (mieux chauffé, moins bruyant, plus près de la ligne de bus, etc. …), à un emploi plus rémunérateur et moins oppressant, etc… ? La relation d’humanité ne serait guère améliorée si la personne allait plus souvent au théâtre tout en perdant son logement, son emploi, ou sa capacité de se déplacer facilement….

Tous les droits humains fondamentaux sont à interroger pour faire un peu mieux humanité ensemble puisque les droits culturels ne sont qu’un élément dans l’ensemble des droits humains fondamentaux qui sont, tous, complémentaires et inséparables les uns des autres.

Cela signifie que le projet ne peut pas « aller plus loin » si les personnes ne voient pas se développer des possibilités de faire valoir les autres droits humains fondamentaux.

Ce n’est pas un reproche, c’est un constat qui dépasse la bonne volonté de la Compagnie.

D’abord, parce que ce n’est pas la raison d’être de la Compagnie. La culture des arts, celle qu’elle a choisie, est de faire humanité à travers la liberté d’expression artistique (la création). La Compagnie n’a ni l’ambition, ni les moyens de s’engager dans des relations qui prendraient en compte la globalité de la vie des personnes.

De plus, même si, par générosité, la Compagnie avait voulu s’engager dans cette voie du respect des droits culturels, elle n’aurait pas pu aller bien loin. En effet, aucun des financeurs publics n’adopte cette approche globale de la personne. Apprécier le développement des libertés des personnes, de leur possibilité d’être mieux reconnues et leur capacité accrue d’agir en autonomie n’est pas l’ambition des partenaires publics. Chacun est seulement concerné par son domaine de compétences dans un secteur particulier (le logement, la sécurité sociale, l’école…). Au mieux, l’approche est transversale, mais guère plus !

On le voit clairement, par exemple, dans le cahier des charges de la DRAC qui demande seulement qu’il y ait de la « pratique artistique » ou du « partage avec les créateurs », sans même se demander si ces pratiques donneront lieu à des relations bénéfiques – ou néfastes – pour la liberté et la dignité des personnes, pour leur relation d’humanité avec leur famille, leur.e.s ami.e.s, leurs voisins, leurs employeurs, …, leur mode de vie !

Cette observation n’est pas anodine car la fréquentation des arts n’est pas nécessairement bénéfique, ni pour les personnes, ni l’humanité. On le sait depuis longtemps avec l’empereur Néron, grand amateur de théâtre et on nous le rappelle tous les jours en ces temps où tant de personnes, femmes, enfants ou personnes de couleur manifestent leur désespoir d’avoir vécu des relations douloureuses en milieu artistique.

Pratiquer un art ne doit pas interdire de s’interroger sur la relation d’humanité entre les personnes !

La difficulté de prendre en compte sérieusement les droits culturels des personnes est encore plus visible dans les dispositifs d’évaluation qui n’envisagent pas la présence délibérative de la personne ! Sa parole ne compte guère pour les décideurs publics.

Ainsi, les partenariats avec les financeurs du projet reposent sur des critères propres à chaque secteur de l’action publique. Ils ne partagent pas, ensemble, une approche globale centrée sur les chemins émancipateurs de la personne, dans toutes les manifestations de sa vie qui lui permettent de développer l’expression de son humanité (c’est à dire sa culture) dans les relations avec les autres.

C’est ainsi que je comprends pourquoi le projet « Les Clameuses » n’est pas en mesure de prendre en charge, seul, toutes les facettes des droits culturels des personnes. Du moins, j’interroge les parties prenantes du projet sur la véracité de cette conclusion.

– Oui. Vous avez raison.

A ce sujet, voici une anecdote qui peut sans doute illustrer vos propos ou leur donner un éclairage intéressant :

Cette rentrée, Fatima, qui fait partie du groupe des Clameuses, m’a demandé de passer chez elle car elle voulait discuter de quelque chose « d’important avec moi ». Lors de ce rendez-vous, elle m’a exprimé son envie de développer une antenne des Clameuses qui serait « plus sociale ». Elle proposait d’organiser des « permanences » à notre bureau, et que Les Clameuses qui le souhaitaient et s’en sentaient capables, tiennent ces « permanences » par « roulement » pour recevoir des femmes (du groupe des Clameuses ou non) afin de les aider dans leurs démarches administratives, avec leur bailleur social, la CAF, l’école de leurs enfants, etc.

J’ai répondu à Fatima que ce type d’actions ne faisaient pas partie de l’objet de notre compagnie, qui est une structure de création de projets artistiques avant toute chose, mais que son idée était excellente et qu’elle répondait évidemment à un besoin réel que nous avions pu observer elle et moi.

Nous sommes donc en réflexion, en ce moment même, pour voir comment il serait possible de monter cette « antenne ». Les contraintes liées à l’épidémie nous ont un peu freinées dans ces recherches, mais si vous avez des idées, nous sommes preneuses !

Le quatrième tamis est donc difficile à franchir, malgré les meilleures volontés. Il reste que, même s’il pouvait l’être un jour, le test d’humanité ne serait pas totalement accompli !

D’autres questions seraient à poser avec le cinquième tamis !

Cinquième tamis : pour des forums des relations

Le cinquième tamis commence par constater qu’au sein du projet, chaque personne a sa propre façon de réagir. Le test d’humanité ne fait pas semblant de croire que toutes les personnes seront affectées de la même manière par la fréquentation des spectacles. Le partage du sensible ne saurait procurer pour toutes les personnes, la même joie et le même bien-être. Le test d’humanité résiste à cette illusion d’une « culture commune » harmonieuse par la magie des arts. Chacun.e fait son chemin différent des autres, avec ses sentiments, ses convictions, ses raisons, ses intérêts, ….

De surcroît, ces différences de réactions ont de multiples raisons : chaque personne est située dans un entrelacement de rapports de classes, de genres, de croyances religieuses (ou non), d’origines, de traditions familiales ou de communautés, etc… Les situations vécues sont si complexes, si opaques, souvent que l’on ne peut imaginer que toutes les personnes feront le même chemin, en même temps. Chaque personne exprime son humanité – sa culture- à sa façon.

D’où la question sur laquelle se concentre le cinquième tamis : « Comment toutes ces différences de réactions peuvent-elles faire, quand même, « humanité ensemble », c’est à dire « faire culture » au sens de la définition des droits culturels ?

La nécessité des forums des relations

Le test d’humanité porte, alors, sur la manière d’être différent sans rompre avec la vie commune du groupe. La voie est étroite mais pas impossible, entre le repli individualiste et la fusion totale dans le collectif.

Pour le test d’humanité, la bonne manière à tenter, repose sur le principe que chacun.e arrive à la discussion avec sa culture mais ne saurait ignorer, rejeter ou mépriser la culture des autres, sous peine de nier l’idée même d’une humanité commune.

La suggestion du test d’humanité est, alors, de mettre en place des « forums des relations » où chacun.e dispose de temps et de ressources pour argumenter ses convictions, ses manières de donner sens à sa vie, d’affirmer sa place vis à vis du vivant et du non-vivant, ses préférences de tous ordres, ses écarts avec d’autres….. Réciproquement, chaque personne doit, aussi, pouvoir disposer de temps et de ressources pour prêter attention aux convictions et bonnes « raisons » que les autres ont de penser et vivre autrement, sur une planète agitée de contradictions.

Dans les forums de relations, tous les arguments peuvent être entendus sauf s’ils nient aux autres la qualité d’être humain libre et digne, doué de conscience et de raison, agissant dans un esprit de fraternité, au sens de l’article 1 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

Les « forums des relations » sont là pour apporter des moyens d’étayer « la mise en raison des convictions » des uns et des autres.13 Il permettent de déployer, de documenter, de préciser, d’affiner des arguments, pour tenir compte des objections, doutes et contre-arguments…. avec l’espoir, que chaque personne, comprenant les raisons des autres, « mette de l’eau dans son vin ». Ainsi, sans forcément partager la vision de l’autre, chacun.e accepte de « reconnaître » d’autres personnes aux cultures si différentes d’elle-même.

Les interactions culturelles ont besoin de ces temps de confrontations qui ne dégénèrent pas en polémiques et qui sachent établir une part d’empathie dans les relations entre les parties prenantes. Les « forums des relations » valent démocratie active et, sans doute, sont-ils nécessaires pour croire encore possible une humanité durable dans un monde durable.

Faire humanité ensemble, avec nos différences, tel est l’enjeu culturel entre personnes, libres et dignes, se reconnaissant membres, à part entière de la grande et unique famille humaine, respectueuses des droits humains fondamentaux et devant assumer la lourde responsabilité de garantir la durabilité de notre planète commune.

Au sens propre, il s’agit de passer des « différences culturelles » qui séparent, à la « diversité culturelle » où chaque personne apporte ses particularités au sein d’un groupe uni par les valeurs d’humanité.14

Les Clameuses : une première marche vers les forums des relations

A écouter les podcasts, le projet « Les Clameuses », est sur la bonne voie de passer ce cinquième tamis des « forums des relations ».

On l’entend, par exemple, à travers des discussions sur les spectacles. Une personne dit que les scènes étaient trop « violentes » et qu’elle a eu peur. Une autre lui répond que la pièce illustre la réalité et donne envie d’en finir avec ces violences du quotidien. L’écart est manifeste mais chacune des personnes a pu donner ses arguments, en toute sérénité. La parole est différente mais chaque personne est respectée, dans un contexte où la polémique est refusée au profit de l’échange d’arguments. L’empathie demeure malgré les points de vue opposés.

Ces moments de la critique argumentée font partie intégrante de tout projet respectueux des droits culturels.

De même, lorsqu’une personne estime que l’actrice de la pièce de Bretécher devrait « mettre un short », sinon le risque est grand de choquer les personnes du quartier qui viendront voir la pièce quand elle sera programmée à Clichy. L’actrice répond, d’abord, que pour éviter tout accident, elle porte en fait deux culottes. Toutefois, cet argument (technique) est bousculé par l’argument d’une autre personne des « Clameuses » qui affirme haut et fort : « il ne faut rien changer ; il faut avoir l’esprit ouvert » !

Chacune de ces personnes exprime ses convictions sur ce que devrait être une « bonne » relation d’humanité ; chacune apporte des arguments, tente de convaincre les autres. mais, au final, le groupe reste uni. Faire culture, au sens de « faire humanité ensemble », nécessite ces moments de « palabres » réconciliatrices : chacun.e s’accorde sur la liberté de choix laissée aux autres et réciproquement. Toutes pas pareilles, mais toutes coopérant à la liberté des autres.

Chaque personne doit pouvoir dire sa différence sans être rejetée, du moment qu’elle veille elle-même à respecter les droits humains des autres personnes. « J’aime bien ce moment où on échange toutes ensemble, où chacune affine ses arguments à l’écoute de l’autre », explique Meryem. membre des Clameuses ». « Les Clameuses, c’est très positif pour nous toutes, conclut Zouzou, coordinatrice famille de son état et accompagnatrice du projet. Grâce à cette initiative, on a enfin l’impression que la culture, ce n’est pas que pour les autres »

Des obstacles pour pouvoir aller plus loin

Toutefois, aux yeux du test d’humanité, le cinquième tamis n’est pas encore franchi. En effet, pour aller plus loin, il faudrait que les financeurs prennent au sérieux ces temps de mises en raison des convictions.

Or, je crains que la compréhension des droits culturels soit encore insuffisante et que le temps des « forums des relations », donc ces temps de « palabres », passe pour du temps perdu. Il est manifeste que les financeurs restent attachés aux « actions » plutôt qu’aux « personnes », aux « chiffres » plutôt qu’à la « qualité des relations ».

De plus, les « forums des relations » doivent faire évoluer les relations d’humanité entre les personnes, pas seulement en paroles, mais aussi en vrai !

Pour tenir cette promesse, la Compagnie devrait pouvoir compter sur la coopération adéquate des différents responsables publics ou privés. Même Télérama sait rappeler que l’expression libre des « Clameuses »se trouve « freinée par des considérations économiques, sociales, de mobilité. » 

Si un « forum des relations » faisait apparaître que, pour développer sa capacité de mieux faire humanité ensemble, la personne devrait bénéficier d’aide sociale, de transport en commun, d’un emploi bien rémunéré ou d’un accès au divorce…, il faudrait que la Compagnie puisse compter sur la coopération active des responsables publics concernés.

De même, pour la possibilité d’interrompre une grossesse ou de se marier avec la personne de son choix. Chacune devrait pouvoir disposer de lieux adéquats pour que les discussions soient suivies de négociations sur des solutions bien adaptées.

Or, je n’ai pas observé qu’il y avait de tels lieux où pourraient se confronter, calmement, les arguments contradictoires entre les « Clameuses », les services publics, d’autres organisations pesant sur la personne, en vue de dégager des conciliations acceptables améliorant la vie des personnes. La question d’humanité est de savoir avec qui échanger des arguments pour que des évolutions émancipatrices se réalisent et que les personnes développent leur liberté et leurs capacités d’agir, en toute dignité.

La Compagnie n’a pas les clés pour faire progresser ces libertés réelles, alors que le projet « les Clameuses » y conduit pourtant tout droit. Sarah Mathon témoigne, ainsi, que « finalement, l’aventure qu’on a commencé à vivre, a fait que plein de choses se sont dévoilées. Ce que nous ont offert ces dames, c’est leur envie de prendre de la place, que leur voix compte ». Le cinquième tamis ne dit pas autre chose : ces voix ne peuvent s’envoler dans le vent. Il faut des conditions concrètes pour que les paroles des « Clameuses » comptent et que « certains ne les prennent plus pour des personnes en dessous ».

Il reste, que pour le projet « Les Clameuses », cette marche supplémentaire semble bien improbable. Pourtant, rien n’interdit aux porteuses du projet, « pour aller plus loin », de la négocier avec les financeurs publics. En effet, tous les partenaires publics de l’État comme des collectivités sont soumis à l‘obligation légale d’agir dans le respect des droits culturels des personnes, en référence aux textes internationaux que la France a signés. 15 Dire « droits culturels » revient à dire « liberté réelle de donner sens à sa vie et à celle des autres », ce qui nécessite de franchir cette marche supplémentaire, même si cela doit être progressif,

Dans la mesure où les droits culturels ne sauraient être restreints au seul domaine des activités artistiques, il n’y a pas de raisons majeures qui puissent justifier de ne pas appliquer la loi. Ce cinquième volet des forums des relations devrait être intégré dans tout projet respectueux des droits culturels des personnes.

Comme le ministère de la culture s’est doté d’une sous-direction qui affirme vouloir répondre à cette responsabilité, c’est peut-être là un espoir pour des projets comme les « Clameuses » d’aller encore plus loin pour contribuer, à sa façon, à faire humanité ensemble.

– Nous gardons espoir de franchir cette marche, même progressivement. Merci Jean-Michel, car votre analyse nous éclaire et nous permet d’affiner nos arguments.

Jean Michel Lucas

Version 2 au 14 février 2021

1Sur les tests d’humanité, voir « Pour introduire les tests d’humanité » : https://app.box.com/s/gf4cry5s4iugqwwfo1s4afmtlsobp85x

2– Inutile, sans doute, de rappeler, ici, les moments historiques où des forces puissantes ont voulu imposer leur bonne culture lumineuse. La lecture, par exemple, de Georges Steiner sur la barbarie nazie, ou d’Achille M’bembé sur la colonisation éclaire sur les mille « bonnes » intentions qui conduisent à imposer sa culture aux autres.

3Article 1 de la Déclaration Universelle des droits de l’homme 1948 ONU : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ; ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».voir https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/

4C’est la formulation utilisée par l’article 27 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et l’article 15 du Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ( PIDESC) de 1966.

5Je précise qu’en partie, les droits culturels répondent l’exigence de l’article 15 du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels : 1. Les États parties au présent Pacte reconnaissent à chacun le droit …de participer à la vie culturelle… ;

6Voir l’observation générale 21 du comité pidesc : la culture comprend notamment le mode de vie, la langue, la littérature orale et écrite, la musique et la chanson, la communication non verbale, la religion ou les croyances, les rites et cérémonies, les sports et les jeux, les méthodes de production ou la technologie, l’environnement naturel et humain, l’alimentation, l’habillement et l’habitation, ainsi que les arts, les coutumes et les traditions, par lesquels des individus, des groupes d’individus et des communautés expriment leur humanité et le sens qu’ils donnent à leur existence, …..https://droitsculturels.org/wp-content/uploads/2012/07/OBSERVATION_GENERALE_21-droits-culturels.pdf

cette définition du Comité Pidesc est inspirée de celle de la Déclaration de Fribourg : « le terme « culture » recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement ». https://droitsculturels.org/observatoire/wp-content/uploads/sites/6/2017/05/declaration-fr3.pdf

7Voir le point 16 de l’Observation générale 21 du comité Pidesc : « Les conditions ci-après sont nécessaires à la pleine réalisation du droit de chacun de participer à la vie culturelle dans des conditions d’égalité et de non-discrimination

8Ces exigences des droits culturels sont explicitées dans l’Observation générale 21 sur le droit de participer à la vie culturelle.

9Voir Observation générale 21 page 5.

10Sur la valeur d’humanité universelle de la liberté d’expression artistique voir  le rapport de madame Shaheed sur le sujet http://www.fia-actors.com/uploads/Shaheed-Report_FR.pdf : ainsi que https://www.profession-spectacle.com/douter-de-la-creation-artistique-revendiquer-la-liberte-dexpression-artistique/

11Voir déclaration de Fribourg sur les droits culturels

12Le jeu de mots « attachement/arrachement » est repris d’Alain Renaut dans « L’humanisme de la diversité ».

13L’hypothèse que la mise en raison des convictions est l’espoir de l’humanité durable est développée par Amartya SEN dans L’idée de justice.

14L’idée des « forums des relations » est plus détaillée dans le document « Pour introduire les tests d’humanité, accessible ici : https://app.box.com/s/gf4cry5s4iugqwwfo1s4afmtlsobp85x

15Trois lois formulent cette exigence : l’article 103 de la loi NOTRe, l’article 3 de la loi LCAP, l’article 1 de la loi Centre National de la Musique.